René Redzepi sur Libération par Luc dubanchet… à lire sans retenue…

14 juin 2011
Catégorie : Chefs, Presse & Médias

Et l’on confirme que René Redzepi, considéré aujourd’hui comme meilleur chef du monde, a passé du temps dans les cuisines des frères Pourcel à Montpellier !

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René Redzepi, la force de la nature

Nommé en 2010 meilleur chef du monde, le jeune Danois, a fait le pari d’une cuisine durable, sauvage et inventive. Le Noma, son restaurant de Copenhague, brise les codes. Portrait à l’occasion d’un livre qui retrace la méthode et l’esthétique Redzepi.

Depuis quelques mois, tout a été écrit sur lui. Dans toutes les langues, sur tous les continents. La table Noma dans toutes les bouches, à fleur de palais. Elu meilleur chef du monde, forcément, ça pose son homme et son restaurant. Du coup, qu’écrire qui n’ait déjà été dit, relaté par d’autres et même par lui, Redzepi, dont le livre Noma publié par Phaidon va s’arracher dans sa version française, on en fait le pari, comme des petits pains… danois. Alors qu’écrire pour se rapprocher, du coup, de l’original ? 

Le fish’n potatoes de la première fois.

À l’origine, quand on a croisé Redzepi, on ne l’a pas aimé. C’était en 2006 à Deauville. Il était l’invité de l’Omnivore Food Festival [que dirige l’auteur de cet article, ndlr] et personne, vraiment personne, ne s’arrêtait sur son chemin pour lui adresser la parole.

Entre Ducasse, Bras, Adrià et toute une bande de jeunes loups français, le petit bonhomme danois – 1,65 mètre à vue de toise – rasait les murs au point de sembler aussi drôle qu’eux. Il ne souriait pas, disait à peine bonjour, se gardait même de dire qu’il comprenait et parlait le français. La première envie fut de le renvoyer en charter direct vers Copenhague. C’était ça le prodige danois !

Et puis il est monté sur scène, devant plusieurs centaines de chefs venus sonder pour la première fois la cuisine internationale. Lui, tout petit sur l’immense plateau, s’est mis à cuisiner un truc à l’intitulé surprenant de simplicité : fish’n potatoes. Poisson et patates dans un concert culinaire hype destiné à montrer ce qui se faisait de mieux dans le monde, il fallait oser. Il osa : poisson cuit translucide, mousse de pommes de terre fumée, velouté de pommes de terre, œufs de poisson, pouding de semoule et consommé d’airelles. Et c’est ainsi qu’en une petite demi-heure, René Redzepi imposa à la France en avant-première, au-delà des gestes du cuisinier (car son plat, évidemment, était sublime) son charisme, son intensité, sa foi lumineuse en une nouvelle cuisine.

S’il ne souriait pas, le Redzepi de 27 ans, c’est qu’il portait déjà sur ses épaules, beaucoup plus que de la cuisine : une nouvelle politique culinaire. Pour comprendre, il faut revenir en arrière. Le Danemark – et la Scandinavie en général – des années 80 était la terre conquise des cuisines françaises ou italiennes. Les chefs tricolores s’installaient dans la presqu’île en imposant leurs règles, leurs produits, leurs goûts. Les consommateurs, en tout cas ceux qui avaient de l’argent pour échapper aux produits surgelés quotidiens, savouraient cette cuisine héritière d’Escoffier ou de la Mama Pasta.

D’identité culinaire danoise ou scandinave, il n’y avait pas. La cuisine de Redzepi naît de cette frustration-là : chef confirmé, formé au Jardin des Sens des frères Pourcel (Montpellier), à la French Laundry de Thomas Keller (le nec plus ultra aux états-Unis) et par Ferran Adrià (le célèbre El Bulli en Espagne), il ne se reconnaît pas dans le dogme franco-italien imposé à la cuisine scandinave. Lorsqu’il rentre – à la maison après sa formation internationale, Redzepi se sent libre de mettre en œuvre une cuisine qui n’appartiendrait qu’à lui. Mais c’est au cours d’un voyage initiatique près du cercle polaire (Groenland, Islande) qu’il se rend soudain compte de l’enjeu : « On était pauvre et il fallait l’accepter. Nous n’avions pas de produits aussi luxueux que la France mais cette pauvreté, cette cuisine vivrière faite d’herbes, de légumes racines, de pommes de terre, de poissons fumés ou salés et de très peu de viande pouvait devenir une véritable richesse. » No dogma pour le danois. C’est ici que Redzepi, accompagné d’une poignée d’autres chefs scandinaves, opère la rupture et décide de signer le manifeste de la cuisine nordique. Aucun relent nationaliste dans ces écrits prémonitoires mais la seule volonté de placer la cuisine face à ses obligations nouvelles : être le reflet d’un environnement, d’un tout durable, équilibré.

Les chefs scandinaves se fixent quelques règles : bannir le poisson congelé, n’utiliser que le cabillaud en saison de pêche, partir en cueillette autour de Copenhague et en rapporter l’oseille sauvage, les premières fraises blanches, la mousse des arbres… Tenter de faire son marché dans la nature pour introduire une forme de brutalité dans l’assiette. Redzepi : « Après des années de très riche et luxueuse cuisine française, entre 1980 et 2000, puis ces années de sophistication et d’innovation au début des années 2000, nous entamons sans doute un tournant vers plus de pureté et de naturel. » Et c’est ainsi que le Noma de René Redzepi s’est transformé en véritable laboratoire de la nouvelle cuisine scandinave. « Mais pas question pour autant d’en faire un dogme. À chacun de regarder autour de lui, de comprendre son territoire et de le transposer à table selon une logique de cuisinier et ses propres envies. » Brut de sens. L’envie chez Redzepi est « quintessentielle » : comment se rapprocher au plus près de la nature et du même coup projeter la salle à manger en pleine forêt. L’antre Noma, sur un quai du port de Copenhague, n’a donc rien de clinquant. Chaises scandinaves recouvertes d’une peau en hiver, bois nu au printemps ou été, tables sans nappages, assiettes de terre cuite ou simples napperons de feutrine pour accueillir la multitude de « snacking » qui débutent le repas. Une dizaine de bouchées comme une acupuncture destinée à mieux définir le monde de Noma : pickles à manger avec les doigts, crevette grise à croquer vivante, biscuit de hareng fumé et de betterave, fane de poireau frite fourrée à la purée d’ail, radis à picorer sur une terre végétale (servis en pot de fleur).

Autant de micro-injections sous cutanées, mini-performances destinées à planter le décor végétal, puriste mais également plein d’humour. Car Noma casse aussi les codes du service : fini les maîtres d’hôtel obséquieux ou les sommeliers coincés. (Le premier pose ingénument le pot de fleur au milieu de l’assiette en déclarant : « En guise d’apéritif » – au milieu du bouquet il y a bien des escargots sur une fleur à déguster.)

La conversation s’engage, des tables se rapprochent. Redzepi privilégie l’échange et libère surtout le cuisinier du carcan de la cuisine. Ce sont souvent les chefs eux-mêmes qui viennent servir les plats, expliquer, répondre aux questions, plaisanter. La cuisine sans fard, en direct. Qui mieux qu’un chef pour expliquer que, si si, il s’agit bien de manger la mousse d’un arbre présentée quasiment in vivo sur un tronc recouvert de lichen. « Nous la ramassons, la nettoyons avec beaucoup de précaution avant de la frire comme une tempura. » Du coup la mâchoire exécute et croque dans une boule sylvestre, texture d’humus pur, sensation vertigineuse qui ne vous quittera pas, ensuite, durant tout le temps de la dizaine de « plats » ou plutôt mouvements tant la cohérence entre chacun d’entre eux définit une nouvelle musique culinaire, une nouvelle langue aussi. Manger chez Noma équivaut à entendre du japonais pour la première fois. Tenter d’en capter le sens derrière l’idéogramme, mesurer l’étendue d’une culture lointaine. C’est avant tout parce que René Redzepi a formé un autre langage qu’il explose ainsi à la face du monde. 

Pour en finir avec Noma.

À 33 ans, René Redzepi a déjà passé dix-huit ans derrière les fourneaux. Quatre-vingt-dix heures par semaine. Marathonien parmi une équipe de vingt-sept cuisiniers. Après l’avalanche de ces derniers mois, les honneurs, les sollicitations mondiales et accaparements en tout genre, il a coupé durant plus d’un mois en début d’année pour se retrouver en famille, loin d’un quotidien créatif qui ronge les os tout autant que le cerveau. Il dit qu’il arrêtera. Un jour, pas si lointain. Qu’il ne compte pas vivre une existence de forçat, lui qui a vu son père chauffeur de taxi et sa mère, femme de ménage, se tuer au travail pour élever modestement leurs jumeaux.

C’est sans doute pour cela que Redzepi est si attachant. Ni chef nanti façon star triple étoilée à la Robuchon ou Ducasse, ni ovni à la manière d’un Gagnaire ou d’un Ferran Adrià, il reste timidement humain, farouchement terrien, attaché à son intimité et à son indépendance d’esprit. Un chef rare pour une nouvelle cuisine. 

Noma, Strandgade 93, 1401 Copenhague, tél. : 45 32 96 32 97, www.noma.dk.

 Noma, Le temps et l’espace dans la cuisine nordique est une immersion dans l’univers redzepien : 
journal de bord du chef, plongée en pleine nature et recettes photographiées par Ditte Isager. Phaidon, 380 p., 49,95 €. www.phaidon.com

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