Ces gastronomes amateurs et bloggeurs qui énervent les chefs…

16 fév 2012
Catégorie : Presse & Médias, Tendances

Une article paru sur le mensuel  » Courrier International  » de ce mois de février, reproduit d’un magazine suisse, a consacré un sujet à un phénomène qui devient important, omniprésent, dans la vie professionnelle des chefs de cuisine, c’est la prise en photo des plats par les clients à table. Une habitude qui n’épargne aucun établissement du plus simple au plus haut de gamme. Dans certains établissements, et notamment à l’étranger, les dirigeants de salle regardent d’un mauvais œil lorsque qu’un client photographie en direct à table l’ensemble des plats qui sont servis. Phénomène embarrassant, d’autant qu’il y a une chance sur deux que les photos se retrouvent, soit sur un blog, soit sur les réseaux sociaux (et souvent, en direct sur facebook, lors même du repas). Mais aujourd’hui, même si un chef voulait éviter ce qui pourrait être considéré comme une frustration, avec les téléphones portables de plus en plus perfectionnés, il est impossible de l’éviter. Nous le constatons au blog Pourcel, nous traitons beaucoup d’informations tous les jours, les photos que nous recevons de gastronomes amateurs ne mettent pas toujours les plats en valeur. Mais la tendance est bien réelle et déjà des sites d’internautes regroupent les photos d’amateurs de gastronomie et les diffusent.

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TENDANCE Les gastronomes amateurs énervent les chefs
Lors de leur repas dans un restaurant étoilé, les amateurs sont nombreux à photographier les mets pour mettre ensuite les clichés en ligne. Une pratique qui dérange les chefs, car elle porterait atteinte au droit à l’image de leurs plats. Reportage en Suisse.

« Regardez, là, vous voyez cette crevette ? Elle est vivante ! Quand on a ôté le couvercle du plat, elle a bondi sur la table ! » raconte Josef Billes, 57 ans, propriétaire de la confiserie Monnier à Morat et à Berne, smartphone à la main. Passionné de gastronomie, il prend systématiquement en photo tous les plats qui lui sont servis au restaurant. La crevette en témoigne, il peut ainsi faire défiler en tout temps l’ensemble du menu dégusté au célèbre restaurant Noma, à Copenhague, par exemple : « Je garde ces photos comme source d’inspiration. Je les utilise aussi pour expliquer des techniques ou des spécialités aux apprentis. » Pour lui, ces photos sont donc des objets de collection, mais aussi des outils professionnels. « Et puis je demande toujours si le chef n’y voit pas d’inconvénient. »

Une délicatesse que David Tarnowski, étoile montante de la gastronomie romande, 16/20 au GaultMillau Suisse, apprécierait de rencontrer plus souvent. Devant ses tableaux comestibles mis en scène avec une minutie d’orfèvre, la tentation est grande, pour le client, de prendre une photo souvenir : « Mais ça me dérange, surtout quand les gens ne demandent pas l’autorisation de le faire. » Récemment, il a donc prié une cliente de cesser de prendre des photos, ce qu’elle a mal digéré : « Quand on donne le meilleur de soi, voir les clients cliquer inopinément finit par agacer, d’autant plus que l’on ne sait pas quel usage sera fait du résultat. »

Là où Josef Billes voit une source d’inspiration, le chef de Chardonne [canton de Vaud] craint plutôt la copie. La majorité des « food reporters », le nom désormais couramment attribué aux photographes de plats et de nourriture, ne sont pourtant ni cuisiniers, ni espions. Amateurs plus ou moins éclairés, ils veulent garder un souvenir de leur repas.

Critique culinaire improvisé

Un siècle après le développement du tourisme et de la photo de vacances donnant à chacun l’illusion d’être un explorateur, l’actuelle vogue gastronomique et les prouesses des smartphones permettent à chacun de s’improviser critique culinaire sur Internet. « Le food reporter qui dépense un montant considérable pour manger considère son repas comme un événement », explique Gianni Haver, professeur de sociologie de l’image à l’université de Lausanne. « Dans un contexte où la mémoire visuelle est trop sollicitée pour tout retenir, la photo est une forme de deuxième mémoire. »

Mais une mémoire biaisée aux yeux de David Tarnowski, qui n’a pas apprécié de retrouver sur Internet des photos de ses plats attribuées à un autre chef, pas plus qu’il n’a goûté de voir diffusées des images ratées de ses mets. Pour protéger l’image de ses plats, David Tarnowski a même pensé à interdire les photos dans son établissement. « Après quelques minutes seulement, l’apparence d’un plat n’est plus la même. De plus, la nourriture refroidit. » Sans parler des flashs qui peuvent incommoder d’autres clients. Si Didier de Courten, à Sierre [canton du Valais], ou Bernard Ravet, à Vufflens-le-Château [canton de Vaud], avouent ne pas se préoccuper de ce problème, David Tarnowski n’est pas seul à s’en émouvoir. En France, le problème paraît plus aigu. Ainsi chez Ladurée, à Paris, Josef Billes s’est vu refuser le droit de prendre des photos. Une telle interdiction serait également possible en Suisse : « Si le chef le prévoit contractuellement, par un règlement ou un affichage », précise Me Philippe Gilliéron, avocat et professeur de propriété intellectuelle à l’université de Lausanne.

Plat protégé

Sachant que le droit d’auteur protège une œuvre littéraire ou artistique ayant un caractère individuel, Philippe Gilliéron soutient que le caractère individuel d’un plat est susceptible d’être protégé, plus particulièrement au travers de la présentation qui lui est donnée. Outre le droit d’auteur, Philippe Gilliéron est d’avis qu’en tant qu’émanation de la personnalité des grands chefs rien ne devrait leur interdire de jouir sur la présentation donnée à leur plat d’un droit à l’image.

La tendance paraît cependant difficile à contrecarrer. Ainsi Marino Trevisani, 38 ans, photographe professionnel, prend en photo tous les plats qu’on lui sert depuis trois ans : « C’est Facebook, puis iTaste, dont je suis membre, qui m’ont donné l’impulsion. Je fais de mon mieux pour valoriser les plats, mais, de toute façon, c’est le témoignage écrit qui prime. »

Ce sont pourtant bien les images qui ont valu son succès au site Foodreporter.fr. Tout a commencé, il y a un an, par une page Facebook où quatre amis épicuriens et férus d’informatique échangeaient leurs photos et commentaires de restos : « Après un mois, il y avait déjà plus de 1 000 photos d’internautes, alors on s’est dit qu’il y avait quelque chose à faire », se souvient John Karp, l’un des quatre initiateurs français de ce réseau social. Lancé en février 2011, celui-ci compte à présent plus de 100 000 utilisateurs qui communiquent parfois en direct pour savoir quel plat choisir dans tel établissement. « Un guide culinaire interactif » dont le succès encourage ses créateurs à développer les espaces d’annonce, les commodités payantes pour les restaurateurs et les échanges avec les utilisateurs. Avec les risques de collusion d’intérêts que cela implique. Succès oblige, John Karp prévoit également une traduction en allemand, car « le marché suisse est très intéressant, puisque nous y avons déjà quelque 5 000 food reporters ».

David Tarnowski risque donc fort de se trouver confronté à un nombre croissant de photographes. D’autant plus qu’un autre site se propose d’évaluer la teneur en calories d’un plat sur la base d’une simple photo. Pas plus crédible qu’une crème anti-âge, l’option peut séduire… juste après les fêtes.

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14 commentaires pour “Ces gastronomes amateurs et bloggeurs qui énervent les chefs…”

  1. de Clercq, Emilie

    16. fév, 2012

    Merci beaucoup pour cet excellent article, un éclairage pertinent sur un phénomène répandu.

    En vous souhaitant une excellente journée,
    Emilie du blog Fêtes Gourmandes,
    Genève, Suisse

  2. Claire

    16. fév, 2012

    Excellent article, on comprend les questions que les chefs se posent. Pour ma part quand je prend un plat en photo c’est que je l’ai trouvé fantastique et que je veux en garder un souvenir. Parfois, quelques mois plus tard, je retombe sur la photo, je me souviens des goûts, cela m’inspire pour ma modeste cuisine. Quand je vois une photo de plat de quelqu’un d’autre sur Internet, je sais bien qu’il s’agit de « reportage », et que la qualité ne peut pas être la même que celle d’une prise de vue professionnelle. Le but est différent, il s’agit ici plus de partage de ressenti, comme quand on raconte une pièce de théâtre que l’on a vue, c’est forcément réducteur (je pense que beaucoup d’auteurs s’arrachent les cheveux en écoutant leur public témoigner sur leurs spectacles).
    En ce qui concerne la copie, je trouve cela un peu dommage d’en avoir si peur, même si cela existe, peu de gens sont si mal intentionnés. Et puis, que les chefs aient d’avantage confiance en eux : une simple photo suffirait elle à n’importe qui pour égaler leur travail ?
    Enfin je sais que certaines personnes se comportent mal et ce cirque de photos est parfois pénible, les gens manquent parfois un peu de discrétion – alors courage, il y aura toujours des malotrus !
    Sinon merci pour votre blog que j’apprécie beaucoup, bonne journée.

  3. luna

    16. fév, 2012

    Des imitateurs, il y en aura toujours. Heureusement, il y aura toujours des créateurs qui les devancent. Pas de souci, donc.

  4. fred75

    17. fév, 2012

    Je trouve cet article un peu élitiste voir méprisant pour les « critiques du dimanche » . Tentons de remettre à leur place certaines idées. Les chefs prochainement étoilés ou déjà étoilés font sans cesses de l’oeil aux critiques culinaires installés afin d’avoir le meilleur article et faire du people dans leur cuisine. La presse qui généralise ces informations à « PECUS » est le vecteur qui va consacrer ou non la cuisine d’un tel ou d’une telle. Certes le concept du plat appartient à celui qui l’a cuisiné, mais lorsque le plat est sur la table du convive, il appartient à celui qui le paie, n’ayant signe aucun contrat avec le cuisinier.
    Nous vivons une période de crise, de recherche d’identité ou même si la cuisine peut cliver la société, elle permet tout de même de réunir des convives. Finalement la TV regorge d’émissions de cuisine du « PECUS » du dimanche qui veut se faire le chef et gagner 100.000€, qui est jugé par des chefs étoilés! Les emissions de présentation de restaurants, brasseries, celles qui donnent des recettes etc. etc. Cessons donc de vilipender le clients, il y a le client habitué aux bonnes tables avec un pouvoir d’achat certain qui peut se permettre de déjeuner et diner à sa guise dans les endroits ou le menu dépasse les 100€ par tête et le client qui n’y va qu’occasionnellement, un peu « m’as tu vue » qui veut faire comme cette « classe de gourmets » mais a besoin de la reconnaissance d’une réseau social pour dire « j’ai les moyens de faire comme eux!

    On a aussi vu les Robuchon, Bocuse, Loiseau etc… faire des plats préparés qui s’étalent dans les linéaires des super marchés, les grands chefs jamais présents dans leurs cuisine mais toujours en déplacement au Japon, en Chine afin d’arrondir leur tirelire au détriment de leur clientèle.

    Que ces chefs étoilés cessent de jouer aux divas, ils ont un art certain, mais tellement sujet à la mode, aux pression financières. qu’il repensent leur sujet, qu’ils reviennent à la réalité de leur industrie et de la marge qu’ils occupent dans leur industrie. On ne peut pas faire du luxe et vendre un produire rare à tous, autrement il devient du prêt à porter qui ne peut pas être vendu dans le même magasin que le « haut de couture »

  5. tiuscha

    17. fév, 2012

    Entièrement d’accord avec Claire. le minimum de correction est tout de même de demander au chef ou au restaurateur l’utorisation de prendre des clichés et d’expliquer la destination on line le cas échéant. Il m’est arrivé d’avoir des réponses négatives, mais c’est rare. La tendance va-t-elle s’inverser ?

  6. sylvie

    18. fév, 2012

    merci pour cet article intéressant.. j’aime aller 1 ou 2 fois dans l’année chez un grand restaurateur et j’ai toujours pris des photos! cela me permet de faire un petit album souvenir à partager en famille , voire sur mon blog (je ne parle jamais de mauvais souvenirs :)
    après avoir demandé l’autorisation et en me servant d’un petit compact ou de l’iphone sans flash , cela me prend une seconde et je dirais qu’au contraire ça me permet de m’arrêter sur l’aspect visuel un peu plus avant dégustation… je n’ai toujours eu que des sourires et de la gratitude , je ne vois pas d’ailleurs pas pourquoi cela gênerait le chef si cela est fait avec respect , je suis d’accord avec les commentaires du blog et je trouve ce chef suisse un brin prétentieux…je suis allé pas très loin chez Denis Martin qui a discuté photo avec moi un moment et était très fier de mes signes d’intérêt:)

  7. jacques

    18. fév, 2012

    Je pense aussi en tant que Chef qu’il n’y a rien de gênant à ce que les plats que nous servons dans nos restaurants soient pris en photos. Dans la mesure où tout se fait dans un respect réciproque et où les photos de plats ne sont pas utilisés dans un mauvais esprit ( comme par exemple diffuser la photo d’un plat où la présentation à déjà été abîmée ). C’est souvent que j’ai pris en photos tous les plats d’un dîner, comme par exemple chez Fera Adria, un chef au coeur de la créativité, et dont chaque plat est une oeuvre, jamais l’équipe de salle n’a trouvé cela déplacé, et ils ont toujours joué le jeux. Jacques Pourcel

  8. Papilles et Papotes

    18. fév, 2012

    Merci pour ce point de vue de chefs. J’ai parlé sur mon blog (et oui, encore un!) de cette manie de prendre tout en photo, et j’y explique les différentes raisons qui font que moi…je n’en prends jamais! Bon week-end. Anne

  9. Gilles

    24. fév, 2012

    Donc si je pousse la logique débile du droit d’auteur jusqu’au bout, vu que je détruis une œuvre en la mangeant, j’ai une amende ?
    Vu le prix de certains menus en regard du contenu, l’addition fait cet effet :)
    Vais retourner cuire mes pâtes moi :)

  10. Caroline

    02. mar, 2012

    Blogueuse et gastronome, je prends en photo ce que je mange dans la mesure où je vais écrire un billet dans « mon petit journal  » sur mon blog, et oui j’en suis… et c’est très souvent pour faire la promotion de tel ou tel restaurant où j’ai dîné. En marketing, cela s’appelle du mkg viral et c’est très efficace… il y a une dimension personnelle qui a plus de poids pour moi, en tout cas, que les critiques gastronomiques, c’est du vécu… et comme me disait un de mes proches, chef de son restaurant, la cuisine est faite pour être partagée et parfois copiée. Quel plus bel hommage que de voir les recettes des grands chefs se démocratiser et gagner les tables de tout à chacun… Si, comme en littérature, (et je suis bibliothécaire) ou de cinéma, on en vient à légiférer sur les droits de reproduction ou d’images , où va-t-on aller, vers une société hyper procédurière comme aux USA… ? La cuisine est un produit consommable, on peut le faire aussi bien avec nos papilles qu’avec nos pupilles. Ne nous privez pas de ce plaisir, nous pauvres mortels amoureux de votre art !-))

  11. Raeymaekers

    10. oct, 2012

    C’est formidable cet article…J’ai appris beaucoup de choses et pour cela je vous dis MERCI

  12. […] Courrier International 02/2012 : Ces gastronomes amateur qui énervent les chefs et l’article éponyme sur le blog des frères Pourcel. […]

  13. Noémie

    11. juil, 2013

    Je vois cela comme une grande marque d’impolitesse. Quand on est invité chez quelqu’un, prend-on en photo la maison dans ses moindres recoins ? C’est là pourtant un comportement du même calibre…

  14. Vie virtuelle: la mise en scène de soi-même (chacun a droit à son quart d’heure de gloire) | Quelques questions existentielles... ou presque !

    02. déc, 2013

    […] temps, de ces personnes qui prenaient en photo leur nourriture. Je me souviens avoir lu que des restaurateurs envisageaient d’interdire cette pratique. Selon certains psychiatres, cela serait l’expression d’un trouble […]

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