Alain Passard ….  » dans les années 1990, j’avais perdu toute notion de saisonnalité « 

05 oct 2014
Catégorie : Actualité Chefs & Restaurant, Chefs, Presse & Médias, Tendances

F&S À la suite de l’article sur les potagers des chefs paru sur le post précédent, retrouvez toujours sur le magazine L‘Express une interview du chef Alain Passard ( 3 étoiles au guide Michelin à Paris ) qui explique sa démarche de chef/jardinier engagé dans ses cultures maraîchères.

Lisez ci-dessous ou cliquez sur le LINK pour retrouver l’article orignal.

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Alain Passard :  » Mes jardins sont devenus des compagnons de route »

Par Ulla Majoube

Le chef 3 étoiles de L’Arpège (Paris) possède deux potagers et un verger. Désormais, il est son propre fournisseur de légumes. 

Alain Passard est l’un des plus grands noms de la gastronomie française. A la tête de L’Arpège, à Paris, nul autre chef ne sait sublimer les légumes comme lui. Deux étoiles en 1987, il décroche les trois macarons en 1996. En 2002, il achète un premier potager dans la Sarthe. Aujourd’hui, il en possède trois -4 hectares dans la Sarthe, 2 dans l’Eure et un verger dans la baie du mont Saint-Michel- tenus par dix jardiniers, qui fournissent son restaurant et son goût pour la cuisine légumière.

Pourquoi avoir investi dans un potager?

En 1999-2000, je me suis orienté vers une cuisine légumière. Je n’avais pas de potager à l’époque, je travaillais avec des maraîchers. Je découvrais cette cuisine et j’y prenais de plus en plus de plaisir. Je me suis rendu compte que le légume était un cépage, un grand cru, comme le chardonnay ou le pinot noir. Et du fait de vouloir faire du légume un grand cru, automatiquement, j’ai vu le jardinier comme le grand métier de demain. Du coup, je me suis dit qu’il serait bon d’être producteur. J’avais la chance d’avoir un espace dans la Sarthe. Le jardin n’était plus en activité, il me tendait les bras!

Dans les années 1990, j’avais perdu toute notion de saisonnalité.

Que vous apporte ce potager?

Je voulais aller plus loin dans la démarche, passer mes commandes: une tomate avec une certaine acidité, des courgettes avec des saveurs d’amande… Avec les jardiniers, on fait des essais: on plante un même type de graine, un même jour, à la même heure. On laisse évoluer et on goûte. Dans la Sarthe on a un sol sableux, vers Evreux il est argileux. Il y a de vraies différences. Je voulais être sûr de ce que j’avais dans la casserole, aussi ! Avec mes jardiniers, on a un produit propre, de saison.

Un produit « propre »?

Issu d’un maraîchage naturel. Je voulais un produit naturel, qui met en valeur aussi le jardinier et son savoir-faire. Les jardiniers sont comme nous en cuisine: ils effacent au plus possible le geste humain. Avec un cheval, on laboure sur 15/20 cm. On ne bouge pas trop la terre. On veut aller sur une permaculture [culture de la terre pour la rendre fertile indéfiniment tout en aménageant le territoire]. Il ne faut pas trop déranger toute cette petite vie.

Ce doit être compliqué, les champs alentours n’appliquant pas forcément les mêmes méthodes?

C’est pour ça qu’on ne veut pas parler de bio. On a le label, mais ça ne veut rien dire: nos voisins traitent leurs champs… On a une chance, c’est que nos jardins n’étaient plus en activité depuis longtemps. Donc la terre n’était pas trop abîmée. Avec le temps, ça s’améliore. On fait des analyses avec Claude Bourguignon [ingénieur agronome] pour savoir exactement ce qu’il se passe. Ces détails font la qualité des produits. C’est technique, mais c’est hyper intéressant.

Qu’est-ce que ça a changé dans votre façon d’appréhender la cuisine?

Cela m’a fait énormément de bien. Dans les années 1990, j’avais perdu toute notion de saisonnalité. Le fait d’avoir son jardin permet de retrouver ce que la nature a écrit. C’est assez merveilleux car tout devient un rendez-vous: le fait de ne pas avoir touché une tomate depuis un an, par exemple. On est content de retrouver le produit, il y a une attente. Et cela a plein d’avantages. En respectant les saisons, on n’abîme pas sa créativité. Par saison, il y a 20 à 25 produits dans le jardin. Donc on pense avec cela sa cuisine. Sur les marchés parisiens, on a les quatre saisons en permanence, soit une centaine de produits. Or, quand on met dans la casserole l’été avec l’hiver, ça dérape totalement. La nature fait bien les choses. Quand on met ensemble des produits d’une même saison, cela fonctionne. C’est troublant !

On n’achète rien, tout vient de chez nous.

Cela vous a motivé, donc?

Ce que j’aime, c’est cette magie que la nature a mis en place. Elle nous évite l’habitude, la routine. Quand je n’ai des tomates que trois mois par an, arrivé fin septembre, ça disparaît. La nature nous pousse à faire autre chose. On a une main qui change en permanence. Du coup, on a quatre parfums par an, quatre timbres sonores. Et même autour de la casserole: le chant du feu n’est pas le même en hiver et en été. Je m’interdis de regarder une tomate hors été. J’essaye de garder la surprise!

Vous êtes complètement autonome?

Ah oui! Quarante tonnes par an! On n’achète rien, tout vient de chez nous. A L’Arpège, cela représente entre 500 et 600g de légumes par personne, soit 50 à 60 kg de livrés par jour. C’est là où on fait l’écart: nos légumes ne passent pas par des frigos avant d’arriver au restaurant. Ils sont livrés tous les jours, parfois deux fois, directs de la terre.

C’est le rêve de nombre de chefs, non ?

Oui, mais c’est soutenu. C’est une cadence qui nous évite de nous endormir en cuisine !

C’est un investissement, aussi…

Bien sûr. Mes potagers représentent 30.000 à 40.000 euros par mois. Les salaires, les chevaux [pour labourer], le matériel, la cellule de nettoyage des légumes, le chauffeur qui vient tous les jours… C’est de l’argent.

Le potager du chef est-il une utopie ?

Mes jardins sont devenus des compagnons de route, des partenaires de vie. Je ne pourrais plus vivre sans. Une fois qu’on a goûté à cela, on ne revient plus en arrière. Cela n’a pas de prix. Cependant il faut être sérieux et avoir une affaire qui tourne. Le chef ne peut pas être en cuisine et dans le jardin. C’est du boulot.

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