A. Ducasse citoyen du monde dans la course à l’excellence… interview vérité

17 nov 2012
Catégorie : Bonnes adresses, Chefs, Presse & Médias

EXCLUSIF. Alain Ducasse : « Je suis un petit jeune qui débute ! »

L’empereur de la gastronomie s’est confié au Point.fr à l’occasion des 25 ans du Louis XV de Monte-Carlo. À table !

Alain Ducasse a l’art de la formule. « Je suis un restaurateur d’ici et d’ailleurs », répète-t-il toujours en se présentant. Déjà une première indication pour comprendre le succès de ses 27 maisons éparpillées aux quatre coins de la planète. En versant dans la provocation et histoire de le titiller, on pourrait oser « restaurateur de partout et de nulle part », tellement l’enfant des Landes est devenu un citoyen du monde.

De Paris à New York en passant par Monaco, Londres, Tokyo, Las Vegas et prochainement Doha, le chef à la constellation d’étoiles vit dans sa valise. Il a fait des chambres d’hôtel sa seconde maison et des avions son moyen préféré de locomotion. À 56 ans, ses yeux tourneboulent comme ceux d’un gosse : une deuxième indication pour comprendre que Ducasse restera éternellement un môme, frétillant à l’idée de trouver « la pépite » souvent planquée au fond d’une rue. « Je déniche des adresses improbables, mais jamais assez à mon goût. C’est frustrant ! »

Alors qu’il mettra les petits plats dans les grands pour célébrer samedi soir, à l’occasion d’un dîner de gala, les 25 ans du Louis XV à l’hôtel de Paris à Monte-Carlo avec 240 chefs venus de 25 pays – plus de 300 étoiles ! -, l’empereur Ducasse a accordé au Point.fr une audience remplie de confessions. Rare. À table !

Le Point.fr : Chef, quelle image vous renvoie votre miroir chaque matin ?

Alain Ducasse : Celle d’un homme de 56 ans qui a toujours autant envie !

Ça donne quoi, au réveil, en sortant de votre lit ?

Lorsque je pose le premier pied par terre, j’enclenche la position « on ». Je suis prêt à vivre une journée extraordinaire, riche, différente de celle de la veille et du lendemain. Je suis impatient à l’idée de rencontrer quelqu’un que je ne connais pas ou de découvrir un nouveau restaurant. Au propre comme au figuré, je me nourris de la vie.

Quel est votre secret pour durer dans la gastronomie ?

Je suis un petit jeune qui débute (rires). Je crois que l’on doit constamment regarder ce qui se passe ailleurs, essayer d’être contemporain, ne surtout pas créer le restaurant de demain ou d’hier, mais inventer celui d’aujourd’hui. Il faut être en adéquation avec l’histoire que l’on raconte : j’entends par là affiner le trait jusqu’à sa plus belle expression, faire la synthèse de goût, préserver l’originel, harmoniser les arts de la table, trouver le bon contenant pour le jus dans lequel on sert le plat, aboutir à la juste température du vin… On doit courir en permanence vers l’excellence sans jamais avoir la certitude qu’on l’a atteinte. La règle d’or, c’est d’être insatisfait. Je suis à l’âge de la maturité pour pouvoir enfin commencer à m’exprimer professionnellement au mieux. Je n’oublie pas d’où je viens, mes racines sont importantes, elles m’ont permis de grandir en regardant au loin avec une certaine vision.

Vous vous souvenez de votre premier jour au Louis XV en 1987…

Bien sûr ! Je me suis dit que rien n’était jamais écrit à l’avance ! Le prince Rainier et la Société des bains de mer (SBM) voulaient absolument un restaurant trois étoiles. Avant de poser mes casseroles à l’hôtel de Paris, j’ai remis ma copie en expliquant comment, pour la première fois au monde dans un palace, j’allais les décrocher. Quand j’ai franchi la porte de la cuisine, je n’avais que cet objectif-là en tête ! Les trois macarons, je suis allé les chercher en servant de la haute gastronomie méditerranéenne dans cette magnifique salle de 1864 qui est l’une des plus belles sur terre. Je les ai finalement récoltés en 1989 à 33 ans.

On a le sentiment que la Méditerranée a été une véritable révélation dès votre premier poste de chef à La Terrasse de l’hôtel Juana à Juan-les-Pins au début des années 1980…

La Méditerranée n’est pas quelque chose à la mode, c’est un patrimoine millénaire. Imaginez une terre qui enfante une nourriture sur des sols arides, avec un soleil de plomb, des cailloux omniprésents et des oliviers partout. Ici, les légumes, les fruits, les poissons sont des trésors ! La quintessence même. À l’origine, ces produits destinés aux pauvres n’étaient pas faits pour la grande cuisine, mais plutôt pour celle des mères et des grands-mères. Mon terroir mental se situe sur la Riviera de Saint-Tropez à San Remo, tout en englobant l’arrière-pays niçois. Sa capitale se prénomme Monaco.

La notion de terroir, c’est donc votre mère qui vous l’a transmise dès votre enfance en vendant ses foies gras et ses volailles sur les marchés…

Ça a commencé bien avant ! Je suis né dans la ferme de mes parents à Castel-Sarrazin dans les Landes. À La Chalosse, il y avait tout : veaux, vaches, cochons, lapins, dindons, canards, oies… On ramassait les légumes au potager pour accompagner les plats. J’ai pu mesurer la portée des goûts originels. Le déclic, je l’ai également eu lors des parties de pêche et de la cueillette des champignons avec mon grand-père. La seule chose que l’on ne pouvait pas faire, c’était le beurre. On y contribuait quand même en amenant notre lait dans une exploitation à 2 kilomètres de chez nous.

Vous parlez aussi régulièrement de votre grand-mère en évoquant les bonnes odeurs de cuisine à la maison…

Elles montaient jusque dans ma chambre qui était au-dessus ! C’était tellement alléchant et ensorcelant de sentir les saveurs du foie gras, des cèpes, du poulet rôti, de la blanquette de veau…

Pourquoi avoir refusé de reprendre l’exploitation familiale ?

Dès 12 ans, au grand désespoir de ma mère, je lui ai annoncé que je ferais de la cuisine. Ça serait ça et pas autre chose. À mes 15 ans, elle a tout fait pour me décourager en me trouvant un stage dans un restaurant routier à proximité de chez nous. Je plumais les dindons pour Noël, il faisait zéro degré, mes doigts étaient gelés, mais comme j’étais entêté et que je voulais la contredire, je suis passé au-dessus de la douleur. À Pâques, elle m’a renvoyé là-bas à la plonge, toujours pas de cuisine, mais j’avais ancré au plus profond cette volonté féroce d’être chef.

Ça a été salutaire de claquer la porte de l’école hôtelière de Talence ?

Oui ! Heureusement que je me suis tiré quelques mois avant d’avoir mon diplôme. Le problème, c’est que ça n’allait pas assez vite pour moi. Je n’apprenais rien, on passait trop de temps en vacances et ne rien faire m’exaspérait.

Vous avez lancé votre carrière en travaillant gratuitement pour des grands noms comme Michel Guérard, Gaston Lenôtre, Roger Vergé, Alain Chapel…

Ça s’appelle forcer la porte. Je rêvais de bosser dans ces maisons-là. En ne réclamant aucun salaire, c’était beaucoup plus facile d’être embauché. Quand je me pointais face aux chefs en jurant de ne pas repartir de chez eux tant qu’ils ne m’auraient pas donné une place, ça marchait à chaque fois ! Il n’y a rien de plus fort que quelqu’un de déterminé.

Vous auriez pu avoir un seul restaurant, mais non…

Les challenges m’amusent. Si je n’avais pas suivi cette voie, j’aurais été frustré. Et il n’y a rien de pire que la frustration. Après, il faut accepter d’ouvrir des établissements, d’en fermer d’autres, de changer de créneau sur certains. Entreprendre, c’est prendre le risque non pas de se tromper, mais de vivre des expériences variées.

Vous répondez quoi aux personnes qui affirment que vous êtes devenu un businessman plutôt qu’un chef ?

Qu’elles se trompent ! Je ne fais qu’enseigner la cuisine en la diffusant et en l’écrivant. Les affaires, ce sont mes collaborateurs qui s’en occupent. Et ils le font plutôt pas mal. Depuis 17 ans, je n’ai pas signé le moindre chèque, ni géré un seul contrat, ni regardé un compte en banque.

Certains ont l’oreille absolue en musique, détenez-vous le palais absolu en cuisine ?

Non ! Je n’ai pas le monopole du bon goût. J’ai mon palais avec ses mauvaises habitudes. Il est loin d’être universel. Par exemple, je ne supporte pas la cannelle quand elle est trop présente, j’aime la deviner mais pas la sentir. J’adore en revanche la précision d’un assaisonnement, la belle acidité. Je ne suis pas un érudit de la cuisine de l’Europe du Nord et de l’Europe de l’Est, ni du nord de la France. Pour tout avouer, je suis même quasi ignorant sur le sujet. Je suis incapable de départager en Alsace un bon d’un mauvais baeckeoffe. J’ai par contre bien enregistré dans ma papillothèque les saveurs du Japon !

C’est important qu’on vous appelle chef ?

C’est la norme dans mon métier. On appelle bien « maître » un avocat et « docteur » un docteur. Alors quand on est chef, c’est normal que les cuisiniers répondent « chef ». Certains grands patrons du CAC 40 avec lesquels j’ai mangé dans l’aquarium (une petite pièce vitrée avec vue directe sur les cuisines dans plusieurs restaurants de Ducasse, NDLR) m’envient. Ils aimeraient bien que leurs salariés commencent aussi leur phrase par « chef » toute la journée.

Votre surnom dans le milieu, « Ducasse-couilles », ça vous amuse ?

C’est une connerie amicale de Jacques Maximin (un grand chef étoilé à Cagnes-sur-Mer, NDLR). Il n’y a que lui que j’autorise à faire ça avec moi parce que l’on est suffisamment proches. Les autres ne se le permettent pas.

Votre dernière trouvaille ?

Sans hésiter, Murata que j’ai redécouvert. Je me suis rendu à Kyoto pour caler le menu qu’il réalisera lors d’un déjeuner au Plaza Athénée le 4 décembre à l’occasion des rencontres essentielles. Je ne sais pas si ça plaira au public français, mais en tout cas on essaiera de retranscrire au mieux ce qu’il veut présenter à Paris en termes de produits, de températures et d’équilibre entre les mets et les sakés. Murata, qui est la cinquième génération de la famille, traduit merveilleusement et avec une juste évolution l’expression d’une cuisine kaiseki classique à peine contemporaine. Un maître en la matière. C’est tellement délicieux et émouvant d’être dans l’essence du goût traditionnel japonais.

Alains Ducasse à réuni ce week-end à Monaco l’élité de la cuisine mondiale, plus de 240 chefs

Vous aimez être à la mode ?

La mode se démode ! Je préfère l’anticiper et éventuellement en donner le tempo. Lorsque j’ai monté mon premier restaurant à Paris en 1996, au 59, avenue Raymond-Poincaré, dans le 16e arrondissement, on m’a ri au nez en me répondant que la cuisine méditerranéenne, ça ne faisait pas très sérieux. « Votre tambouille du soleil, c’est bien gentil, mais ça ne va pas nous amuser longtemps », se moquaient tellement de personnes. Elles associaient la cuisine méditerranéenne aux vacances, au rosé, au pastis… C’est si réducteur de penser ça ! Seize ans plus tard, dans toutes les cuisines il y a des bouteilles d’huile d’olive et de vinaigre balsamique, des tomates séchées, des feuilles fraîches de basilic… Finalement, ceux qui décriaient ma démarche l’ont reproduite. Ça a fait tache d’huile !

L’éphémère, c’est ce qu’il y a de plus beau ?

Oui, à condition de le rendre inoubliable ! Mais il y a tant d’ingrédients pour y parvenir. Si j’avais la recette pour que l’éphémère soit définitivement gravé dans la mémoire de mes clients, je la vendrais très cher ! C’est un cocktail infiniment savant, subtil et renouvelé sans cesse en fonction du lieu où l’on est. Il faut adapter le service à chaque client : lorsqu’il s’installe à table, à nous de savoir s’il a envie d’être tranquille car il est en business, s’il a envie qu’on le courtise, s’il a envie d’être heureux en laissant ses soucis à l’extérieur… Il ne faut pas oublier que lorsqu’il a payé l’addition, il ne reste rien, hormis la somme qu’il a dépensée et éventuellement, lorsque l’on a bien rempli notre mission, des souvenirs éternels ! Nous sommes des marchands de souvenirs. Si le convive n’a ressenti aucune émotion sur au moins un plat durant son repas, c’est que l’on a échoué. Avec Guy Savoy, nous avons la même philosophie, nous pensons que le restaurant est le dernier endroit civilisé de la planète.

Vous clamez sans cesse que vous préférez « l’originel à l’original », que « la fusion induit la confusion », qu' »il y a le savoir-faire, le faire-faire et le faire-savoir ». Vous êtes friand des répétitions.

C’est plus simple de toujours dire les mêmes choses que d’inventer à chaque fois des histoires différentes !

Vous avez des regrets ?

Un seul. Que les journées ne fassent pas 48 heures ! Du coup, je n’ai pas le temps de faire tout ce que je veux. J’ai plus d’idées que je ne pourrai réaliser de projets. C’est parfaitement égoïste, mais j’ai besoin de satisfaire mon ego.

Seriez-vous devenu ce que vous êtes aujourd’hui sans l’accident d’avion dont vous avez été le seul survivant en août 1984 ?

Quand ça m’est arrivé, je faisais mon marché depuis sept ans tout seul chaque jour. Je ne laissais le soin à personne de choisir les produits, les plats qu’il y allait avoir le midi et le soir à la carte… J’ai été obligé de tout déléguer à mes chefs et notamment à Franck Cerutti (le chef du Louis XV à Monaco, NDLR). Mes collaborateurs faisaient ça au moins aussi bien que moi, pour autant que l’on se soit accordé sur le message que l’on voulait délivrer. Ce drame a changé ma façon de faire mon métier et m’a appris beaucoup sur moi-même. J’ai quitté le monde des vivants à 27 ans. Depuis mon lit d’hôpital, j’ai continué à écrire et à inventer des recettes que je laissais faire aux autres, à dessiner les plans de mes cuisines. Je n’ai pas pu bouger sans aide pendant trois ans.

S’il vous restait un jour à vivre, vous dîneriez où ? Avec qui ?

[Il coupe avant la fin de la question.] Ce n’est pas une bonne question parce que je l’ai presque déjà vécu, cet instant-là. Je suis passé une fois de l’autre côté et je suis revenu par miracle.

Source : Lepoint.fr

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